Témoin essentiel de la Shoah dans Si c'est un homme, un livre indispensable historiquement, humainement extrême, mais aussi véritable œuvre littéraire, Primo Levi narre dans La Trêve ce qu'il advint de lui juste après la libération du camp de concentration d'Auschwitz. Et c'est une épopée fascinante, picaresque, incroyablement drôle, où la mort, quoique tapie à chaque coin de page, cède la lumière à la vie revenue, une vie qui semble se venger, par sa violence à renaître. Comme dans une jungle.
Primo Levi ne fait pourtant que livrer un témoignage. C'est-à-dire qu'il n'invente rien et se contente de retracer le parcours insensé et chaotique de milliers d'hommes et de femmes errant à travers l'Europe fracassée, à la recherche de leur foyer ou, tout simplement, d'un quignon de pain.
La Trêve s'ouvre sur les derniers jours à Auschwitz, là où se terminait Si c'est un homme. "La première patrouille russe arriva en vue du camp vers midi, le 27 janvier 1945. Charles et moi la découvrîmes avant les autres ; nous transportions à la fosse commune le corps de Somogyi, le premier mort de notre chambrée. Nous renversâmes la civière sur la neige souillée car la fosse commune était pleine et l'on ne donnait pas d'autre sépulture : Charles enleva son bonnet pour saluer les vivants et les morts." Quelques pages d'horreur absolue, livrées sans ménagement ni apitoiement, et porteuses cependant d'un espoir insensé : en réchapper.
Primo Levi ne juge pas. Il dit. Et puis, de camps de transit en trains fous, de villages désertés en rencontres improbables, il vit un véritable roman d'aventures. La Trêve fourmille de situations impossibles, de personnages hallucinants, de tous les ordres et de toutes les nationalités, regorge d'espoirs sans cesse remis au lendemain, mais que chaque jour attise.
Le plus étonnant dans ce livre est son authenticité. Authenticité des faits mais aussi de l'homme qui les rapporte. Il devrait être brisé, anéanti. Il l'est sans doute, d'ailleurs, au plus profond de lui-même. Mais sa capacité à aimer, à avoir faim (au propre comme au figuré...), à comprendre et à vouloir comprendre, à rire, reste intacte. Voici sans doute le plus merveilleux paradoxe de ce livre flamboyant : que du tragique puisse surgir autant d'humanité. Peu d'ouvrages m'ont fait autant rire que La Trêve. Pas d'un rire intérieur. Non, de ce rire à voix haute, franc et incontrôlable, qui rappelle que tout est possible. Qui apprend à être plus humain.
J'ai un temps cru que, si l'ordre chronologique commandait de lire Si c'est un homme avant La Trêve, on pouvait s'en abstraire et prendre la logique à rebrousse-poil. Si c'est un homme est souvent insoutenable, La Trêve est irrésistible, me disais-je. J'ai compris par la suite qu'il fallait sans doute passer par l'indicible (terme paradoxal s'agissant d'un livre de témoignage) de Si c'est un homme pour saisir le sel de La Trêve. En effet, seule l'écriture précise et honnête de Primo Levi permet de rendre les faits qu'il rapporte supportables à la lecture. Parce que son talent d'écrivain, même s'il ne se vivait absolument pas ainsi au moment de la rédaction de Si c'est un homme, projette son œuvre, à son corps défendant, dans la sphère littéraire. Il offre ainsi au lecteur la possibilité d'un recul, d'une sorte de sublimation qui permet à la fois de mieux entendre et aussi de supporter, tout simplement, l'horreur que renferment ces pages.
Lire Si c'est un homme comme un récit, non un document(aire) ; l'ingérer et tenter de le comprendre comme un compte-rendu : sans doute faut-il avoir fait l'expérience de cette ambiguïté - question que l'on retrouve au centre de toute l'œuvre de Primo Levi et qui sera même le titre d'un de ses livres, L'Asymétrie et la vie - pour se laisser emporter par La Trêve, dont les innombrables tons et surprises fonctionnent aussi par contraste avec la vie qu'a connue Levi à Auschwitz. Si les bibliothèques du monde entier brûlaient simultanément, La Trêve est l'un des quatre ou cinq livres que je voudrais sauver absolument.
courte biographie et bibliographie sur le site de la Libraire Compagnie
biographie sur Fluctuat
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