Jeudi 04 novembre 1999 |
« On côtoie la vie et la mort » Sa fille est polyhandicapée. C'est une épreuve féroce mais Nicole, qui habite Kingersheim, « n'arrive pas à être malheureuse ». Témoignage sans artifice.
« Sophie fait partie de cette vague d'il y a 15 à 20
ans où on s'est dit : on peut stimuler ces enfants. On ne les a plus
traités comme des grabataires », rappelle sa maman. (Photos « L'ALSACE
» - Francis Hillmeyer)
« MOIS
après mois,
il a fallu rayer les gestes de la vie que Sophie pourrait
accomplir. Sophie n'aurait pas d'équilibre, ne pourrait pas
s'asseoir sans appareillage, ne marcherait pas, ne pourrait pas
utiliser ses mains, ne pourrait parler autrement qu'avec ses yeux. »
Un accident de naissance lui a endommagé le cerveau de façon
irréversible. Elle a aujourd'hui 15 ans.
Sa mère, Nicole Friess, qui habite Kingersheim, raconte son
histoire, le corps droit ou penché vers l'avant, la tête parfois un
peu de côté quand son regard s'égare dans la vague ou vers la photo
de sa fille accrochée au mur du salon. Elle ponctue son témoignage
de petits rires, des sas d'immédiate décompression entre deux appels
à la réalité.
Sophie cumule déficiences physiques, mentales et sensorielles. Ses
premiers mois furent sans répit pour ses parents. La nuit, «
c'était se lever toutes les heures pour lui donner dix grammes de
lait. » Sophie a du mal à avaler. Hantise : qu'une déglutition
manquée se transforme en crise d'épilepsie. Et là, « vous ne
savez pas si elle va vivre dans l'heure qui suit. »
SE BATTRE
Mais elle a grandi. « Le jour où vous arrêtez de mettre
votre enfant dans la poussette pour la mettre dans un fauteuil
roulant... C'est un choc terrible. »
« Elle a arrêté d'évoluer. Jusqu'à 4 ans, on monte l'échelle. De
4 à 8 ans, on stabilise. Depuis 8 ans, elle redescend l'échelle »,
détaille Nicole Friess, sans que ses yeux se dérobent. « Jusqu'à
8 ans, le cerveau est en phase de croissance. On peut y faire entrer
plein de choses. Il n'y a pas un geste, pas une parole inutile.
C'est là où il faut se battre. Sophie fait partie de cette vague
d'il y a 15 à 20 ans où on s'est dit : on peut stimuler ces enfants.
On ne les a plus traités comme des grabataires. »
Elle nécessite encore une attention de tous les instants. Nicole a
abandonné son emploi. Durant des années, elle et son mari ont
travaillé l'un le matin, l'autre l'après-midi. « Beaucoup de
parents d'enfants handicapés ne se voient plus. »
« Je deviens médecin-infirmière »,
sourit la maman. « Pour moi, un rhume est quelque chose de
grave, un nez bouché terrible. Comment l'aider à respirer
correctement ? » Elle dit posément : « On côtoie la vie
et la mort en permanence. »
LES COPAINS
La mort, redoutée, mais dont l'évocation peut devenir ambiguë :
« Il y a un moment où je me suis posée la question de savoir si la
vie était importante pour Sophie. Elle a vécu des opérations
faramineuses avec des douleurs horribles. Et c'est nous qui
l'emmenons à bout de bras dans le service. Pour la faire "torturer",
et on vous dit que c'est pour son bien. » Elle se
souvient d'avoir tenu la tête de Sophie alors qu'on lui plantait une
intraveineuse dans la gorge. « Je peux parler de ces choses-là.
J'ai les larmes aux yeux, mais je ne peux plus pleurer. » Elle
s'interdit de craquer.
Il y a aussi, pour Sophie, « des copains qui partent petit à
petit. » Si elle doit vivre un jour dans une structure adaptée,
vu que les places manquent, « il faut qu'un handicapé en
sorte. On voit bien ce que ça veut dire. » Cela arrivera sans
doute. « Et quand son état sera trop lourd, elle reviendra à la
maison. Et je sais pour quoi elle reviendra à la maison... »
PROLONGEMENT
Son espérance de vie ? Inconnue. La mortalité, à âge égal, reste
dix fois plus élevée chez les personnes polyhandicapées que pour le
reste de la population. « Sophie, c'est du court terme »,
vous assène Nicole droit dans les yeux, sans haine ni apitoiement. Elle a eu une seconde fille, Delphine. Dur de concilier les deux enfants. « Pendant des années, on n'a pas vécu. » Elle marque un temps.« J'ai l'impression que c'est la vie de quelqu'un d'autre que je raconte... » Elle reprend. « Je n'arrive pas à être malheureuse d'avoir un enfant polyhandicapé. Ce sont les autres qui me rappellent que je devrais être malheureuse. C'est injuste pour Sophie, pas pour moi. C'est elle qui souffre. » Fab.M.
Regardés NICOLE
Friess
répète qu'elle n'est sûrement pas le meilleur témoin possible sur ce que
vivent les parents d'enfants polyhandicapés. Parce qu'elle est fière de
sa fille. Parce que ce qu'elle et son mari endurent leur ouvre les yeux
sur un certain sens de la vie : « Ça nous rappelle les vraies valeurs,
que tout peut se faire avec amour et affection. » Les yeux, elle y revient souvent. C'est par eux que Sophie s'exprime. Alors il faudrait aussi que les yeux des autres changent. « Les parents en ont marre d'être regardés. Ils souffrent. Ils ont l'impression que la société n'est pas faite pour leurs enfants », raconte-t-elle. Cela dit, la dépendance qu'établit le polyhandicap et le manque d'adaptation de la plupart des lieux font qu'ils n'ont pas beaucoup d'occasion d'être regardés de travers. « Ce que j'aimerais, c'est que la société s'ouvre à ce qui est différent, c'est-à-dire qu'on cherche ce qui est positif dans la différence de l'autre. Le regard de l'autre est important : osez regarder dans les yeux celui qui est différent et le regarder avec un sourire. » Ce qu'elle aimerait : « Pas de la compassion, mais de la compréhension. »
Fab. M. Le cordon ombilical
Pour parler avec Sophie, ses parents ont dû
redécouvrir un langage plus essentiel que celui des mots.
« Vous
voyez les yeux de ces gamins, ils entrent en vous », dit sa mère. Le
grand jeu de Sophie dans les salles d'attente : fixer carrément une
personne, un grand sourire et attendre la réciproque. Et elle passe au
suivant, fait le tour. « Je ne m'emm... jamais dans une salle
d'attente. »
Remarquez, il vaut mieux. « On n'arrête pas de voir des
spécialistes. Nous sommes les rois de la salle d'attente. » Quand
Sophie a perdu des dents lors d'une chute de son fauteuil roulant, ses
parents ont tenu à ce qu'elles soient réimplantées. Car son visage est
« sa seule arme », qui fait que les autres sont « moins
choqués ». Mais il a fallu encaisser cette remarque, à l'hôpital :
« Ça vaut vraiment le coup, pour ça ? »
Ce dernier « ça » désignant Sophie... Sophie ressent. Elle prend
plaisir à écouter de la musique. Elle aime Chantal Goya comme Michel
Sardou ou Serge Lama. Et Notre-Dame de Paris. « Quand Quasimodo
chante, elle pleure. Vous expliquez ça ? »
Nicole souligne quelque chose d'instinctif, de quasi animal, qui
s'est développé entre elle et sa fille. Elle évoque « l'intensité de
ce qui ne se dit pas. Avec ces enfants-la, les choses se sentent. On
comprend un autre langage, un langage du corps humain, des sens. » «
Sentir le corps de l'autre » est synonyme de « parler ».
Nicole raconte ainsi qu'après l'accouchement, elle n'a vu sa fille
que le... douzième jour. Jusque-là, le bébé était en couveuse, sans
réaction aucune. Nicole l'a pris contre elle. Rien. Jusqu'à ce qu'elle
lui « léchouille » la joue. Ce n'était qu'un début. « Sophie n'est
pas détachée de moi. Je dépends d'elle. Elle m'a trop appris. C'est le
côté positif. Si on devait couper le cordon ombilical, c'est qu'on
l'aurait placée en institution. »
En apnée « Sophie nous prend 90 % de notre temps, même la nuit. » Un enfant polyhandicapé, c'est l'alerte rouge permanente. Il faut vérifier si tout va bien au moindre signe. « Vous vivez ailleurs, en apnée. »
Exemple d'une journée type
-enfin, pas tout à fait : celle où Sophie peut se rendre à l'Institut
d'éducation motrice des Acacias, à Pfastatt. Nicole l'appelle « l'école».
« A 7 h du matin, j'ouvre la porte de Sophie. Le premier regard me dira
comment va se passer la journée. » Sa toilette prend 45 minutes minimum,
la prise de médicament une quinzaine et le petit-déjeuner encore trois
quarts d'heure. « Jusqu'à 9 h, c'est Sophie et rien d'autre. » Là,
départ pour les Acacias, d'où Sophie revient vers 16 h. Et de nouveau une
attention à 100%. D'abord le goûter, puis le pot : « Sophie est propre,
c'est une petite victoire. » Et puis le repas du soir, qui dure 1 h 30 à
2 h. Il est alors 20 h. Reste encore une heure de toilette. Ensuite,
direction la chambre. Seulement, avec ses muscles atrophiés, passer en
position allongée se rapproche de plus en plus calvaire pour l'enfant. En
attendant que le sommeil vienne, « de 21 h à 22 h, ce sont les
larmes parce que Sophie a mal partout. Ce qui est terrible, c'est
quand je la couche le soir et que je ne peux pas soulager sa douleur. Depuis
un mois et demi, je cours pour trouver qui va pouvoir la soulager. »
CHIFFRES
Difficile de
chiffrer les dépenses liées à l'éducation d'un enfant polyhandicapé. D'autant
plus qu'il change selon les cas. Mais voici de quoi se faire une idée. Rien que
pour adapter sa voiture pour pouvoir transporter Sophie, le couple Friess a dû
débourser... 43000 F ! Soit 22 mois d'allocation d'éducation spécifique. Ajoutez
le fauteuil roulant, une salle de bain adaptée, et toutes les dépenses du
quotidien à l'avenant : « Ce qui fait que les familles qui n'ont pas beaucoup de
moyens ne vivent pas. »
CONCERT
Dimanche 7 novembre à 15 h à La Filature à Mulhouse,
l'Orchestre symphonique de Mulhouse et le Choeur de Haute-Alsace donneront un
concert exceptionnel au profit du collectif Polyhandicap 68 qui regroupe une
dizaine d'instituts pour handicapés du Haut-Rhin. Ce concert en faveur de
l'enfance inadaptée est organisé par le Kiwanis Alsace-Sud. Au programme : des
extraits de Nabucco, Macbeth, La Traviata, Trovatore et Aïda de Verdi,
l'ouverture du Freischutz de Weber et l'ouverture de Carmen de Bizet.
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