Mercredi 01 mars 2000
Le théâtre d'un trafic en turc
"Quai Ouest" sera jouée
en turc et avec surtitres à Mulhouse. Créée à Istanbul en
coproduction avec la Filature, la pièce de Bernard-Marie Koltès
devient une expérience culturelle. Avec « une dimension charnelle
» en plus. C'EST
un pari. Quai Ouest, de Bernard-Marie Koltès, sera représentée
en turc du 2 au 4 mars, à la Filature. Le premier objectif n'est
pas de toucher les Mulhousiens d'origine turque, même si la Scène
nationale fait circuler l'information dans cette communauté. Il
s'agit surtout d'offrir une vision différente de la Turquie au
public habituel. La Filature a
coproduit la pièce, créée le 1er octobre dernier au théâtre de
la Ville d'Istanbul et représentée vingt-huit fois depuis. Détail
: le metteur en scène, Nicolas Klotz, ne parle pas un mot de turc.
Les acteurs joueront à Mulhouse dans leur langue, avec des
surtitres. Comme au cinéma. « C'est sortir Koltès des
murs du théâtre ou des musées de la culture pour l'expérimenter
concrètement, directement, dans ce monde multiculturel qui
l'inspirait tant », estime Nicolas Klotz. ... caché dans
un hangar abandonné dans l'ancien port de Manhattan. « Il a écrit Quai Ouest après un séjour à New-York, où il a passé quelques nuits, caché dans un hangar abandonné dans l'ancien port de Manhattan », rappelle le metteur en scène. Il établit le parallèle avec Istanbul : « Une ville dans laquelle coule un grand fleuve (en fait, le Détroit du Bosphore), avec des hangars, des émigrés clandestins, des hommes d'affaires, des clochards. » Le 17 août 1999, en pleine phase de répétition, la terre a tremblé en Turquie. Face aux ravages, Nicolas Klotz avoue qu'il s'est posé la question de la « futilité » de son travail. La collaboration avec les acteurs, par traducteur interposé, s'est sinon déroulée sans heurt. « Ça m'a complètement conforté dans l'idée que l'on peut élaborer une méthode de travail originale avec des gens qu'on ne connaît pas, qui ne connaissent pas l'auteur.» Sa version de Quai Ouest suggère plus d'amour, de tendresse que le texte original. Parce que « ce sont des choses naturelles » chez les acteurs turcs, affirme-t-il. Et sans dénaturer le texte : « Ils sont à fond dans cette dimension charnelle qu'il y a chez Koltès.» Mais que l'auteur cache. Dans les annexes de son œuvre, celui-ci évoque « des scènes de commerce, d'échange, de trafic ». Mais ni amour ni tendresse, pourtant intensément présents dans la vision qui sera présentée à la Filature. « Je pense que Koltès est
un grand pudique. Il adore mettre des leurres », avance Nicolas
Klotz. Koltès nie aussi la profondeur de son propos. « C'est
passionnant : il y a un côté shakespearien et un côté
dérisoire », assure son adaptateur, plutôt optimiste. «
Le texte paraît compliqué, mais au fond, ne l'est pas du tout.»
L'ALSACE La création
du Quai Ouest à Istanbul : reportage dans notre édition du
7 octobre 1999 en pages Région.
Tuer le fils
« Tout le moteur de la pièce, c'est cela : un père qui veut tuer son fils », cadre Nicolas Klotz. Alors qu'en général, les rapports filiaux sont plutôt abordés du point de vue de l'enfant. Le metteur en scène, cofondateur de la compagnie Le reptile cambrioleur, a déjà monté Roberto Zucco de Koltès en 1998. Il prépare Le retour au désert pour 2001, afin de clore un triptyque que traverse l'enjeu de la famille. Dans Quai Ouest, les personnages fuient, eux-mêmes, la vie, l'adolescence, le lieu. Le fils, détaché de sa mère, veut l'absolution du père, qui la lui refuse. D'où une scène où le fils arrose le père qui se lave, avant de s'asperger de la même eau. Symbolique et, cependant, « il n'y a rien qui se transmet. Il a trente ans au début de la scène et, quand il sort, c'est un vieillard », décrypte Nicolas Klotz. Les objets sont plus que des moyens de faire
avancer la trame. Une montre, une tête de Delco de Jaguar, une
chaussure, un AK-47 sont autant de médiateurs entre les personnages.
Sur la scène, exploitée de long en large, s'avance un ponton en
ferraille. L'espace se fond dans le texte, avec le renfort de lumières
très suggestives, à l'exemple de cette lampe qui se balance dans une
ambiance d'interrogatoire de polar. Y ALLER Quai
Ouest à la Filature (20, allée Nathan Katz à Mulhouse) le jeudi 2
mars à 19 h 30, le vendredi 3 mars à 20 h 30 et samedi 4 mars à 19 h
30. Durée : 3 heures (avec entracte). Renseignements et réservations
par téléphone au 03.89.36.28.28. SURFER www.lafilature.org
PAROLES
ET MUSIQUE
SURTITRES
A l'entrée, une feuille résumant
chaque scène sera distribuée aux spectateurs. Elle complétera les surtitres.
Ceux-ci impliquent de sévères coupes dans le texte. Et alors ? « Tout ce
qui existe sur le plateau est le texte », pose Nicolas Klotz qui s'attache
autant à l'esprit qu'à la lettre. Durant les trois heures que dure Quai
Ouest (entracte non compris), quand l'attention à la musique des mots se
relâche, le jeu en turc permet de se laisser gagner par les arcanes de la mise
en scène. Et par tous ces aspects dont son concepteur affirme qu'ils sont aussi
le texte. Eclairages, mouvements et silences compris... QUATUOR
... sans oublier les sons.
Le projet musical voulu par le metteur en scène rassemble le quatuor Kurtag et
le quatuor Soufi. « Il s'agit non pas de faire une musique de scénographie
qui viendrait de façon pléonastique appuyer le texte, mais bien de survoler
ailleurs, comme un nuage dérangeant et polyphonique, un spectacle qui parle déjà
d'ailleurs », décrit Ami Flammer, premier violon du quatuor Kurtag. AUTOUR
DE QUAI OUEST
Le samedi 4 mars à 17 h :
conférence sur le thème "Que veut l'autre ?", dans le cadre du cycle Art
et psychanalyse. Semaine du cinéma turc du 1er au 5 mars au Bel Air : Le
dernier harem, de Ferzan Ozpetek, avec Marie Gillain, ainsi que Propaganda
de Sinan Cetin, avec Metin Akpinar. Le 1er mars à 20 h : rencontre avec Serra
Yilmaz, actrice (notamment dans Le dernier harem) et codirectrice du Théâtre
de la Ville d'Istanbul.
Et ma culture, c'est du pop-corn ?La culture doit-elle abaisser ses barrières qualitatives pour toucher ceux qui la fuient ? Ou rester dans son pré carré parfois déserté ? Le débat court toujours. Sa fin signifierait une terrifiante alternative, une culture uniformisée ou un public formaté. Or, il y a encore ceux « qui disent oui » et ceux qui fuient l'offre de masse. Mais, souvent, en se méprisant. L'un considère son voisin comme un décérébré à l'ultime neurone avachi sur un repli de pop-corn monté au cerveau durant la projection d'une giga-production hollywoodienne. Qui le taxe en retour de "cultureux" se complaisant dans l'ivresse des hautains où il s'emm... plutôt qu'il y jouit. Quai Ouest repose avec acuité la question qui figurait sur les affiches publicitaires de la Filature. « La culture, c'est élitiste?» Suicidaire même, s'étrangleront certains devant trois heures de jeu en turc. Il s'agit, pourtant, d'une tentative d'ouverture, de partage. Mais de celles qui ne vous pénètrent pas sans qu'on ouvre ses propres portes. Le public devra faire effort, la surprise sera sa récompense. C'est possible, on a testé pour vous. Sans être "cultureux", on y a pris du plaisir. Le neurone a même frémi sur son pop-corn. FABIEN MARÉCHAL |