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Humanité, prends garde à toi

L'homme peut-il s'adapter à lui-même ?L’homme peut-il s’adapter à lui-même ? Le Muséum de Paris a convoqué près de trente chercheurs et personnalités pour attaquer la question sous tous les angles. Réponse : en tant qu’espèce, l’homme peut beaucoup. Y compris sa propre perte. Un livre passionnant reprend ces débats.

« C’est grave, docteur ? » Les données abondent et moult essais ont déjà interrogé l’avenir de l’humanité sur ce territoire fini qu’est la Terre. L’Homme peut-il s’adapter à lui-même ?, un nouvel ouvrage issu d’un colloque organisé fin 2010 par le Muséum national d’histoire naturelle, fait un pas supplémentaire dans la réflexion. Sans céder au catastrophisme ni éluder l’étrange écho que renvoie cette question : « Docteur, cette fois, saurai-je m’en sortir ? »

Près de trente scientifiques et “personnalités qualifiées” offrent autant de points de vue très synthétiques, en général réduits à cinq ou six pages, donc souvent extrêmement denses. Et parfois abstrus pour le profane – par exemple les interventions sur la génétique ou celle de Cédric Villani sur l’apport des mathématiques dans l’établissement des arbres phylogénétiques. Les trois parties (”Des capacités d’adaptation limitées”, “Un environnement en mutation” et “Esquisses de solution : énergie, économie et société”) établissent un état des lieux des connaissances, avant d’engager la réflexion et de proposer des issues de secours.

Premier constat : nous disposons de moyens d’analyse inédits, tels que le séquençage de l’ADN ou les mathématiques appliqués à la biologie. Ils nous fournissent des données de plus en plus nombreuses et fiables. Et convergentes : une fin prochaine de l’homme en tant qu’espèce n’est pas une hypothèse farfelue, mais une tragique éventualité.

L’homme est « une espèce capable, comme et peut-être plus que les autres, de réaction et d’adaptation », note le biologiste des populations Robert Barbault dans sa préface. Mais, ajoutent aussitôt les coordinateurs de l’ouvrage, cette espèce semble atteindre ses maxima dans de nombreux domaines (durée de vie, capacités physiques, rendements agricoles…) au moment même où elle devient, de par son activité, « le principal moteur de l’évolution sur la planète ». Au point que l’on parle désormais d’une nouvelle ère, l’Anthropocène, caractérisée par l’empreinte de l’homme (voir “L’âge de l’homme“, National Geographic France n°138, mars 2011).

 

“L’ÉVOLUTION, C’EST LE SUCCÈS DE LA DESCENDANCE”

Hervé Le Treut

Hervé Le Treut

La plupart des exposés prouvent que “colloque” signifie “esprit de synthèse”, mais pas forcément “robinet d’eau tiède”. Celui d’Hervé Le Treut remet ainsi à plat la polémique sur l’évolution du climat avec une clarté exemplaire. Il rappelle que le changement climatique actuel colle avec les prévisions réalisées il y a quarante ans.

Bernard Chevassus-au-Louis, ancien président du Muséum, se penche sur l’agriculture productiviste et regrette notre incapacité à changer de modèle. Quand un « optimum » a été atteint dans un environnement et pour des techniques données, « il devient très difficile de s’éloigner de cet optimum, même si la performance chute et qu’un autre optimum, impliquant une autre combinaison de facteurs techniques et économiques, paraît préférable ».

Préserver l’homme et son environnement n’est pas une question morale, esthétique ou économique. « À quoi sert la biodiversité ? À quoi sert la diversité ethnique et culturelle ? À faire que, face aux changements qui nous attendent, nous puissions nous adapter, pas notre génération, mais les générations futures, résume le paléoanthropologue Pascal Picq. Car on a trop vite oublié que l’évolution, c’est le succès de la descendance, à condition qu’on lui laisse la possibilité de s’adapter. » Problème : « L’idéologie dominante est que la nature s’oppose à la marche du progrès et que, d’une façon ou d’une autre, les hommes trouveront des solutions. »

DE NOUVELLES SÉLECTIONS BIOLOGIQUES

Gilles Boeuf, biologiste et président du Muséum, rappelle que « la spéciation du vivant est toujours étroitement liée à l’environnement ». Or l’homme crée aujourd’hui « des conditions exceptionnelles de spéciation ». Corollaire : moins l’homme fera changer son environnement, moins il devra s’adapter.

Au fait, que signifie “s’adapter” ? Adaptation physiologique, adaptation évolutive, liens entre évolution culturelle et évolution biologique… : un colloque entier ne suffirait pas à cerner la question. « Nos capacités techniques nous permettent d’explorer de nouveaux environnements et d’avoir de nouvelles “sélections” biologiques », relève toutefois Évelyne Heyer, anthropologue.

Le neurophysiologue Lionel Naccache (qui tord au passage le cou au “mythe” voulant que l’homme n’utilise que 10 % de ses capacités cérébrales) appelle l’homme à mieux connaître son propre fonctionnement : « La prise de conscience de ce qui est adaptable et de ce qui ne l’est pas dans notre fonctionnement cérébral et dans nos fonctions mentales est une étape indispensable pour qui cherche à améliorer cette adaptabilité. »

La génétique et l’épigénétique nourrissent plusieurs interventions. « Le séquençage du génome humain a mis en évidence les limites du patrimoine génétique humain (23000 gènes) et son insuffisance à expliquer la variabilité de la nature humaine », observe Christian Frelin (CNRS). « L’opposition entre les gènes et l’environnement n’est pas pertinente », ajoute-t-il, faisant écho à la question du biologiste Michel Morance : « Faut-il agir sur l’organisme ou au contraire sur l’environnement pour une meilleure adaptation ? »

Jean-Claude Ameisen

Jean-Claude Ameisen

L’homme face à son environnement est un enjeu, l’homme face à lui-même en est un autre. Biologiste et président du Comité national consultatif d’éthique, Jean-Claude Ameisen évoque les 2 millions d’enfants qui meurent chaque année dans le monde de pneumonies et pneumopathies : « Nous possédons les vaccins et les traitements qui permettraient d’empêcher la mort de ces 2 millions d’enfants. Ce ne sont pas simplement nos rapports à l’environnement qui en sont la cause, ce sont aussi nos rapports les uns avec les autres. » Et d’enfoncer le clou : « Plutôt que la question posée au départ (l’homme peut-il s’adapter à lui-même ?), je pense que la question devrait être : pouvons-nous nous adapter collectivement les uns aux autres ? »

Des propos qu’on est tenté de rapprocher (au risque de l’amalgame ?) de ceux du biologiste de l’évolution Pierre-Henri Guyon lorsqu’il rappelle que, dans la sélection biologique, « la compétition implique l’existence de coopération ».

TECHNOLOGIES CONVERGENTES : ATTENTION AUX “DÉRAPAGES”

L’interdisciplinarité du colloque a l’avantage de suggérer plusieurs portes de sortie. Encore faut-il en trouver les clefs. « Les scientifiques sont de plus en plus sollicités pour apporter des éclairages aux pouvoirs publics sur des sujets complexes dans des délais de plus en plus courts », constate Marion Guillou, agronome et ex-directrice générale de l’Institut national de recherche agronomique (Inra).

« Les échelles de temps des processus et de la décision ne sont pas les mêmes », explique de même l’économiste et anthropologue Jacques Weber. Il déplore que « dans le monde actuel, les non-humains ont une valeur zéro ». Son espoir : « Réinsérer l’économie dans le monde vivant est un processus qui peut être rapide. »

« Le manque de temps n’est pas une excuse, affirme Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne. (…) Depuis le début de l’époque moderne, nous ne pouvons compter sur un changement que si l’éducation est assurée, si l’on relativise les médias et si la pédagogie est réhabilitée par les hommes politiques (…) en faisant appel à l’intelligence des populations. »

Jean-Pierre Dupuy

Jean-Pierre Dupuy

Toute possibilité d’adaptation est-elle cependant bonne à prendre ? Jean-Pierre Dupuy aborde le rêve d’un homme-machine : « Il s’agit pour les “technologies convergentes” de prendre la relève de la nature et de la vie, et de devenir les ingénieurs de l’évolution, les designers de processus biologiques et naturels. Le point de départ est la constatation que l’évolution biologique a jusqu’à présent procédé par bricolage, en sabotant plus ou moins le travail. Voici un exemple typique du genre de dérapages que l’on observe dans les paroles scientifiques qu’on ne soupçonnerait pour rien au monde de sacrilège lèse-Darwin. »

« L’ambition suprême des promoteurs de la convergence NBIC [nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information, sciences cognitives] n’est pas de diriger le domaine de la cognition, de la conscience et de l’esprit, prévient Jean-Pierre Dupuy. Je crois même possible de dire que ce n’est pas de créer un homme nouveau (…). Non, l’ambition ultime, c’est de fabriquer de la vie ex nihilo. »

Des idées stupéfiantes (ou inquiétantes) de ce genre, L’Homme peut-il s’adapter à lui-même ? en regorge. Dominique Lestel, écoanthropologue, fait ainsi part de cette hypothèse : le succès du Tamagochi au Japon illustre peut-être le fait que « la jeune génération pourrait tout simplement être en train de s’adapter à la perte de biodiversité du vivant ».

TOURNIS INTELLECTUEL

Pas toujours facile de s’y retrouver dans une telle déferlante de propositions, de données et d’expertises. Mais, dans l’ensemble, L’Homme peut-il s’adapter à lui-même ? reste formidablement excitant, source d’innombrables informations factuelles et bases de réflexion. Un tournis intellectuel !

La "piscine de l'infini" de Marina Bay Sands, à Singapour. Photo : Chia Ming Chien

La "piscine de l'infini" de Marina Bay Sands, à Singapour. Photo : Chia Ming Chien. (voir "Solutions urbaines", National Geographic France n°147, décembre 2011)

La conclusion prend de front une idée en vogue : « La croyance de la survie exclusive de l’humanité en métropoles et méga-cités sans nature est une erreur : la nature humaine est plus vaste que les limites artificielles de nos cultures actuelles. » Et de proposer, à la suite de Bernard Chevassus-au-Louis, la notion de « couloirs de viabilité », qui implique de renoncer « au principe de maximisation » pour « définir les conditions dans lesquelles il serait possible de poursuivre la route ».

L’histoire de l’humanité regorge de chutes de civilisations et d’empires. Cette fois, c’est l’homme lui-même qui se sent menacé. Et les chercheurs ici convoqués s’accordent sur un point : si l’homme veut s’adapter à lui-même, il doit faire vite tout en pensant à long terme. À moins qu’il ne trouve le moyen de devenir autre chose qu’un homme. Mais doit-on espérer une telle éventualité ?

Fabien Maréchal

L’Homme peut-il s’adapter à lui-même ?, coordonné par Jean-François Toussaint, Bernard Swynghedauw et Gilles bœuf. Éditions Quæ. 190 pages, 24,50 euros.

À VOIR : des vidéos du colloque Jean-Claude Ameisen: Espérance et qualité de vieHervé Le Treut: Changement climatique, que peut-on prévoir ?Bernard Chevassus-au-Louis: Systèmes agricoles: les risques de l’optimalitéPascal Picq: Paléobiologie et comportements humainsHervé Domenach: Démographie, l’enjeu d’une planète viableÉvelyne Heyer: L’évolution culturelle est-elle la fin de l’évolution biologique ?Guillaume Lecointre: L’adaptation et ses alternatives

À ÉCOUTER : Émission “La tête au carré” (France Inter) du 29 novembre 2012 – Chronique “Info Sciences” (France Info) du 29 novembre 2012

14 décembre 201211:48
 


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