François Martinezroman et théâtre
[
accueil - bio -
liens -
acheter - contact -
service presse
] |
"C'est l'époque où règne l'obscurantisme, la grande misère, et c'est également l'époque de la répression"
En 1939, en Espagne, à la fin de la guerre civile, Chava est condamnée à mendier avec Petit-Fils parce qu'elle a hébergé son gendre républicain. "Des mendiants, il en vient de partout, le prévient-elle. Il y a ceux qui ont eu un bras ou une jambe arrachés par un obus pendant la guerre et ceux qui sont encore en vie par un miracle du Christ ou de l'Immaculée Conception. Les routes en sont pleines et aussi les villages. L'Espagne n'est plus qu'un pays de mendigots." Jetés sur les routes, Chava la sauvage et Petit-Fils le rebelle vont croiser la foule des errants et des misérables. Avec cette pièce, François Martinez a voulu montrer une réalité peu connue de l'après-guerre civile d'Espagne, à travers deux personnages en conflit perpétuel : Chava, qui essaie de survivre, et Petit-Fils, qui refuse tout compromis.
|
|
|
acheter ce livre :
L'Harmattan
Amazon
Fnac
Chapitre |
Peut-on dire de Chava qu'il s'agit d'une pièce autobiographique ? En un sens, oui, sans doute. Non que je me compare à un quelconque personnage de la pièce, mais parce que cette histoire, d'une certaine façon, je l'ai vécue. Chava se déroule à un moment particulier de l'histoire d'Espagne, l'après-guerre civile, ainsi qu'à un moment particulier de ma vie, l'enfance. C'est l'époque où règne l'obscurantisme, la grande misère et c'est également l'époque de la répression. L'histoire entière se déroule, dans la "réalité", dans un village d'à peu près 700 habitants. Plutôt que des personnages "vrais", que j'aurais connus, ce sont des reflets de cette époque. D'ailleurs, pour rendre l'histoire plus large, pour lui donner une dimension qui puisse faire penser à l'Espagne de cette époque-là, je les ai déplacés, je les ai lancés sur les routes, dans d'autres villages, d'autres lieux, où ils se rencontrent et se croisent dans une sorte de ballet picaresque et macabre. Le fait que Chava et son petit-fils (qui a pour seule appellation Petit-Fils dans la pièce), deviennent des mendiants, donc des vagabonds, rend ces croisements possibles.
Et sur la route vont se rencontrer des personnages de cette époque. Dès le début, ils se trouvent confrontés aux vainqueurs et aux vaincus de la guerre civile. A ceux qui ont gagné la guerre, les nationalistes, qui se conduisent en maîtres, et à ceux qui l'ont perdue. Soit, d'un côté, les officiers de l'armée, les représentants de la classe au pouvoir, les moines qui parcourent l'Espagne pour purifier les habitants de la mauvaise influence que les républicains ont pu avoir sur eux, les prêtres, les bigotes et aussi les putains. Car, comme dit Ermenegilda, la maquerelle qui dirige le bordel où viennent officiers et dignitaires du nouveau régime et de l'Eglise : "Les putains ont mérité de se donner du bon temps. Les putains aussi ont gagné la guerre !" En face, les derniers républicains qui se battent encore dans la montagne, qu'on fusille ou qu'on met en prison, les soldats, égarés ou torturés, qui reviennent du front, les gens du peuple et les mendiants.
Si l'on en croit Chava, ces mendiants sont très nombreux. Chava veut faire comprendre à Petit-Fils qu'il doit mettre d'avantage d'ardeur et de savoir-faire dans son nouveau rôle de mendiant. "Tu dois mendier comme je t'ai appris, lui dit-elle. Car il y a de la concurrence." Mais il y a encore plus pauvre que les mendiants. Ce sont les gitans : "Les gitans sont les pires de tous, dit Chava. Ils déterrent les poulets morts d'une maladie mystérieuse et ils dévorent les chiens et les chats noyés qui descendent les rivières au fil de l'eau. Il n'y a plus rien. Plus de couleuvres, plus de rats, plus de lézards. Les gitans ont tout bouffé. Tout !"
Chava n'exagère-t-elle pas un peu ? Je ne crois pas. Dans cette époque où l'Espagne était coupée de tous les autres pays, donc coupée du reste du monde, et dévastée par trois ans de guerre civile, laquelle avait fait près d'un million de morts, la misère était grande et partout le peuple connaissait la faim. Il était facile de basculer dans la mendicité. Moi-même, j'ai mendié. Mais pas sur les routes. Je sais ce que l'on ressent lorsqu'on tend la main et que l'on demande la charité.
Les nationalistes sont montrés comme étant brutaux, arrogants, au mieux condescendants, et les mendiants, eux non plus, ne sont pas montrés sous un jour favorable. Les mendiants sont nombreux et, en outre, nous sommes dans une période terrible où la famine règne. Obtenir un morceau de pain, c'est la possibilité de vivre encore un jour. Ou disposer d'un abri, même précaire. Pour cela, ils sont capables de tout. Mentir, comme ce couple de mendiants qui ment sciemment pour faire chasser Chava et Petit-Fils de la maison où ils ont trouvé refuge, ou devenir délateurs, comme la mendiante qui dénonce Chava au moment ou celle-ci se croyait enfin en sécurité.
Mais Chava elle-même n'est pas à l'abri de toute critique. A cela, je suis tenté de répondre : Chava, c'est Chava. Je l'ai toujours vue ainsi. Avec ses qualités, car elle en a, et ses défauts. Dès le début, Chava, chassée de chez elle, réduite à la mendicité, n'a qu'une idée : survivre. Et deux sentiments chevillés au corps : la faim et son amour pour Petit-Fils. Car ils s'aiment, ces deux-là. Même s'ils ne cessent de se disputer. Ce sont deux caractères. Ils sont complices, malgré leurs divergences de vue. Ils sont seuls au monde. Ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Et ils le savent. Dès le deuxième tableau, Chava dit à Petit-Fils : «Tu n'as plus de maison. Tu n'as plus de père et plus de mère. Tu n'as que moi.» Et elle ajoute, car elle adore le taquiner : «Pour le moment. En admettant que je veuille encore de toi.» Les temps sont durs. Elle connaît la précarité de leur vie, leur solitude, les dangers qui les menacent. Lorsque Petit-Fils refuse de s'arrêter, parce que l'endroit ne lui plaît pas : "C'est un endroit comme un autre. Pour nous, pas d'endroit où aller. A peine on est installés que les gardes s'amènent. "Hep! Faites vos paquets! Disparaissez d'ici! Foutez le camp!" On a de la chance quand ils ne nous mettent en prison. C'est ta vie, mon garçon. Et tu ferais bien de te mettre ça dans la tête, une bonne fois." Oui, Chava connaît la vie. Et elle a une certaine sagesse populaire. Comme elle dit au soldat torturé parce qu'il a crié, à la fin de la guerre "Vive la République" : "Pauvre garçon. Il ne fallait pas crier "Vive la République" quand ce n'était plus la République. Mais toi aussi, mon garçon, tu apprendras, toi aussi tu apprendras."
Et Petit-Fils, qui est-il ? On pourrait dire qu'il est le complément de Chava. Car ils sont, tous les deux, à quelques exceptions près, toujours sur la scène. Petit-Fils est davantage impliqué dans l'histoire "politique" que Chava. Disons que lui ne se trompe pas d'adversaire et qu'il ne croit pas, comme Chava, qu'on peut déjeuner à la même table que son ennemi. Pour Petit-Fils, il y a les riches et les pauvres, les nationalistes et les républicains. Son père d'ailleurs était républicain. C'est pour lui avoir donné asile, une nuit, pendant la guerre, que Chava a été chassée de sa maison et condamnée à la mendicité. Elle dit : "Je lui ai dit (à sa fille, la mère de Petit-Fils) : ne l'épouse pas, Concha. C'était un maître d'école et il avait plein de mauvaises idées. Mais son républicain, elle l'a épousé." Et pour avoir épousé un républicain, la mère de Petit-Fils se trouve en prison. Petit-Fils sait tout cela. Alors, pendant que Chava tente de survivre coûte que coûte, même en acceptant de se compromettre avec les ennemis de son gendre et de sa fille, en acceptant de tenir le bordel, Petit-Fils, lui, refuse obstinément toute compromission. Ce qui ne facilite pas la tâche de Chava. Et de là le conflit permanent qui naît entre eux.
|
Le Jeune Mendiant, d'Esteban Murillo, illustre la couverture de Chava (collections Musée du Louvre).
|