Tu t’attendais à ce qu’ils te la posent, cette question. Au
fond de toi, tu as même un peu invité tes nouveaux voisins à te la poser.
Et puis, pour être honnête, ce ne sont pas tes voisins qui sont nouveaux,
mais toi, posé depuis quinze jours à Peirailles-le-Haut, d’où l’on peut
partir se promener en forêt sans prendre sa voiture. Le chemin démarre au
pied du château d’eau, derrière le cimetière. Ici, les morts ont de
l’ombre, et les fleurs, à boire. Puis la sente se divise, d’un côté vers
un champ de blé où ne restent en cette saison que des tiges coupées, de
l’autre vers un ruisseau encaissé où les enfants du village ont
interdiction d’aller jouer, à cause de la cascade glissante qui s’écrase
trois ou quatre mètres plus bas.
« Alors, comment c’est que vous avez atterri par chez nous ? », a
demandé Léon, le mari. C’était ça, la question. Léon est un retraité à moustache
grise et chemise verte à carreaux de gros coton qui cultive son potager et
regrette son labrador décédé l’été précédent. D’abord, tu leur souris des
sous-entendus, à tes voisins.
« Comment j’ai débarqué ici ? Eh bien… on pourrait appeler ça un
nouveau départ. »
Déjà, à l’époque où tu te tenais quotidiennement aux barres du
métro, direction La Défense, tu rêvais d’un endroit de ce genre, une retraite
avant l’heure, un ermitage pas tout à fait décivilisé. Mais tu ne l’avais pas
imaginé dans ces conditions-là.
Seul.
Quand tu as dit au revoir à ta compagne et à ton fils, avant
qu’ils ne franchissent le premier contrôle de sécurité, tu ne savais pas. Tu ne
pouvais pas savoir, bien entendu, même si l’on ressent toujours à ce moment
précis un pincement au cœur. De même qu’une île peut être éparse ou annoncer le
continent, toujours la séparation, aussi courte soit-elle, porte une
incertitude, la possibilité d’un retour plus lointain (ou plus proche) que
prévu. D’un non-retour, même. Il suffit d’un rien. Un pneu crevé. Un
embouteillage. Une grève du personnel navigant. Une entorse à la cheville. Un
ski de travers. Une artère bouchée. Un acte terroriste. Une bombe atomique. Ou
bien, au volant, tu passes la première et tu agites la main à hauteur de
rétroviseur intérieur pour tes parents restés sur le pas de leur porte, tu leur
as promis de revenir avant la fin du mois à Rozay-en-Brie, et puis une semaine
plus tard, ce sont les pompiers qui t’appellent. Cela t’a fait prendre
conscience que les au revoir dissimulent toujours des molécules d’adieu, et
aussi qu’il n’y a pas d’âge pour devenir orphelin.
Ce soir, tu as les yeux bien ouverts – le jardin, la bouteille,
les crackers, Léon et Jeanne –, mais des images sans cesse se superposent à
celles du présent. L’étiquette sur la valise avec en gros les lettres ATH, le
portique électronique avant la zone d’embarquement. Ta compagne. Ton enfant. Son
9 dernier bisou humide sur ta joue. Ses cheveux en bataille. Il serrait l’ourson
Ursule. Ses yeux brillaient. Il était déjà dans l’avion. Tu te souviens même du
sentiment coupable que tu éprouvais à la perspective des quelques soirées de
liberté plus ou moins oisives après le boulot que t’accorderait cette
séparation. Sans doute allais-tu les passer à te demander ce que tu pourrais en
faire. Ça ne durerait pas. Tu imaginais déjà ton fiston, une semaine plus tard,
cavalant vers tes bras grands ouverts à travers l’aérogare numéro trois. Tu le
ferais décoller mieux qu’en Boeing. Il jetterait ses mains autour de ton cou.
Peu après, tu sentirais celles de ta compagne – ta compagne : rien que ce mot,
tu l’aimais, parfois tu le prononçais pour toi-même, doux, moelleux comme un
gros pull d’hiver où il fait bon se pelotonner.
Leur retour, tu en souriais d’avance.
Tu étais parvenu à te créer un petit monde au sein du monde. Une
forteresse. C’était cela, ta véritable victoire sur la vie. Personne ne pouvait
te prendre ça.
Comment se peut-il, alors, qu’ils ne soient jamais revenus ?
Tu ne sais pas. Ce n’est pas une figure de style. Au fond de toi,
tu ne le sais vraiment pas. Le récit s’est arrêté au milieu de la page comme si
l’alphabet avait cessé d’exist
Comment as-tu pu comprendre le sens des mots que tu entendais
dans l’écouteur, ce vingt-trois août à vingt-trois heures dix, interrompu par la
sonnerie du téléphone alors que tu faisais défiler un réseau asocial au creux de
ta paume, en quête d’hélium à ta solitude ?