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Dernier avis avant démolition

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Dernier avis avant démolitionCe matin, pour la première fois depuis dix ans, je ne prendrai pas mes médicaments pour le cœur et contre l’angoisse. J’aurais dû arrêter plus tôt, dès qu’ils ont annoncé la démolition de l’immeuble. C’est terrible comme on s’attache à ce dont on n’a pas besoin. On harponne une illusion, on se la colle dans le crâne et, pour l’en sortir, il faudrait se faire sauter le caisson.

Le jour n’est pas encore levé. Le chant des merles du square parvient à peine à ma fenêtre, au seizième étage. Les lampadaires jettent des cercles de lumière jaune sur l’allée, entre les deux barres HLM d’en face et la butte de terre de remblai engazonnée. Rien ne bouge. Dans un quart d’heure, des ouvriers et des agents d’entretien sortiront de leurs clapiers pour attraper les premiers RER, par-delà le boulevard Gagarine.

Des immeubles, on en a déjà détruit des tas. J’ai vu des images au journal régional. On laisse la foule à cinq cents mètres, derrière des barrières, un haut-parleur claironne le compte à rebours, un hélicoptère survole la scène. Pour une barre, toutes les charges explosent en deux secondes à partir du milieu, ou alors d’un côté à l’autre, et elle s’écroule sur elle-même ; une tour, on a l’impression qu’elle s’enfonce dans le sol par un ascenseur dont les câbles ont lâché. À peine le temps de cligner des yeux, tout est par terre. Un nuage blanc-beige remonte des gravats, et seules les volées d’oiseaux qui piaillent en cercles affolés percent le silence après les déflagrations. Puis le vent finit par pousser le nuage, les oiseaux se posent sur un toit ou un arbre, et c’est fini. Comme si personne n’avait jamais vécu là et que l’endroit était resté tel qu’après-guerre. Un amas de décombres.

Les lampadaires s’éteignent. Un train crisse sur ses rails, au loin. Les façades des barres, bâchées en vue de la démolition de ma tour, répercutent le vrombissement des camions sur la rocade nord-est. Je me détourne pour aller tapoter le baromètre dans l’entrée de la cuisine, et il descend d’un cran.

L’immeuble qu’on va abattre, j’ai participé à son édification.

Le bâtiment, dans les années 1950, c’était une nouvelle guerre : on n’en avait jamais assez. Il fallait reconstruire ce que les Allemands avaient détruit, reconstruire ce que les Alliés avaient détruit, loger les Français qui ne pensaient qu’à faire des gosses et les provinciaux qui montaient à la capitale. Plus tard, il faudrait loger les coloniaux, les harkis, les ouvriers d’Afrique du Nord. On ne savait plus où loger de la tête.

On dressait les cités de l’Avenir radieux sur cinq cents mètres de long et dix, vingt étages de haut : chantez lendemains ! Voici le temps des bâtisseurs et du vide-ordures, de l’eau courante et du chauffage pour tous, toilettes privatives, douches, ascenseur. Les communistes ont peut-être quitté le gouvernement, disait mon secrétaire de section, mais le gouvernement ne se rend pas compte que Lénine occupe un peu plus le pays à chaque appartement HLM supplémentaire.

J’habitais Malakoff et travaillais sur un chantier en banlieue nord – et rouge. Je lisais L’Humanité dans le bus qui traversait Paris. Des photos du Grand Frère de l’Est montraient des immeubles démesurés le long d’avenues où l’on aurait pu entasser tous les cortèges parisiens du Premier-Mai depuis 1945 sans qu’on ne s’y sente à l’étroit. Tant de grandeur, de hauteur, de largeur, de largesse, ce ne pouvait être que l’Avenir radieux.

Comme je suis lorrain par ma mère, mon chef de chantier me surnommait « Choucroutchev ». Pour lui, l’Alsace et la Lorraine, c’était kif-kif, juste de quoi entonner le refrain d’une chanson contre les Boches. Et puis, à l’époque, beaucoup de monde insinuait encore qu’il n’avait pas fallu pousser trop fort les Malgré-nous dans le dos. Je n’avais pas l’accent, mais j’étais né à Pont-à-Mousson, ça suffisait à certains pour imaginer ma mère tondue à la Libération tandis que mon père pourrissait sous la terre d’Ukraine avec la moitié de la division Das Reich.

En réalité, mon père était originaire de Libourne. On ne l’avait pas vu revenir en 45 pour la bonne raison qu’il était mort dès 38. Accident de chasse, selon ma mère. Quand elle l’a rejoint, en 57, à la suite d’une pneumonie, le caveau portait déjà :
« Jean Delussel, 18 novembre 1918 – 15 décembre 1938 ».

Vingt ans, un rayon de soleil entre deux tempêtes.

Et moi.

 

 

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